Les visages
Jesse Kellerman - Sonatine - novembre 2009 (roman inédit traduit de l’anglais [US] par J. Sibony - 472 pp. GdF. 22 euros)
Début des années 90. Ethan Muller, 33 ans, est marchand d’art à New York et dirige une galerie. Issu d’une famille aisée, ambitieux, cynique et arriviste, c’est un homme qui ne s’embarrasse d’aucun scrupule : pour lui, une œuvre d’art est d’abord et avant tout une marchandise, un produit à vendre, et si possible au meilleur prix. Un ami de son père lui téléphone pour lui faire part d’une étonnante découverte : dans un petit appartement, dont le locataire a subitement disparu, on a trouvé tout un ensemble de dessins. Intrigué, Ethan se rend sur place. Et c’est un choc, une révélation esthétique qui va bouleverser son existence. Les dessins sont numérotés et se comptent par milliers. Ils sont d’une minutie et d’une qualité graphique exceptionnelles, et tous reliés entre eux à la manière d’un gigantesque puzzle qui, une fois constitué, formera une fresque d’environ 8000 mètres carrés : le plus grand dessin jamais créé. L’auteur — un dénommé Victor Cracke — demeure introuvable. Convaincu d’avoir affaire à un authentique génie méconnu, Ethan décide d’organiser une exposition autour de cette œuvre monumentale. Il sélectionne quelques dessins sur lesquels apparaissent des visages d’enfants. L’exposition rencontre un grand succès, et tout le monde veut en savoir plus sur ce mystérieux Victor Cracke. Tout le monde sauf Ethan, qui se satisfait très bien de sa disparition et s’approprie peu à peu son œuvre. Tout bascule quand Ethan est contacté par Lee McGrath, un flic à la retraite qui a reconnu, dans un des portraits dessinés par Cracke, le visage d’un enfant assassiné quarante ans avant…
Thriller subtil, malin et décalé, Les Visages est un roman détonnant. Dès la première phrase, Ethan Muller, le narrateur, s’adresse directement à nous : « Au début, je me suis mal comporté. » Le ton est donné. Ce sera une confession, celle d’un homme à qui il est arrivé une bien étrange histoire. Et on pressent tout de suite qu’on va avoir affaire à une intrigue particulièrement retorse, labyrinthique et complexe… Jeu avec les codes du genre, narration très étudiée, refus de tout effet spectaculaire : Jesse Kellerman ne fait pas dans la facilité, et son vrai/faux « roman policier » ne ressemble à aucun autre. C’est un écrivain tout en finesse qui aime jouer avec son lecteur, le maintenir à distance tout en lui proposant une énigme intrigante et accrocheuse. Les Visages est d’ailleurs un roman qui offre plusieurs niveaux de lecture. C’est une interrogation sur l’art, la création, la folie, la solitude de l’artiste, sur le commerce qui s’organise autour d’une œuvre artistique. C’est également le récit d’un homme en quête de rédemption. Car en étant obligé d’enquêter sur Victor Cracke, Ethan Muller va petit à petit remettre en cause toutes les valeurs sur lesquelles il a construit sa vie privée et son activité professionnelle. Mais tout cela n’empêche pas Les Visages d’être aussi un thriller efficace et très prenant, avec un cruel serial killer à la clé. Quand je vous disais que ce Jesse Kellerman est un malin ! En fait, son roman est construit exactement comme l’œuvre de Victor Cracke : c’est un puzzle à reconstituer dont la dernière pièce — le coup de théâtre final, inattendu et intense — modifie d’un coup notre perception de l’intrigue en nous invitant à une relecture immédiate. Jesse Kellerman ne laisse rien au hasard et son roman est un modèle de construction narrative. C’est à la fois sa principale qualité et son unique petit défaut : car cette volonté de Kellerman de tout maîtriser en permanence donne parfois à son roman une certaine froideur, là où le lecteur aurait aimé trouver plus d’émotion. Mais c’est bien le seul vrai reproche qu’on peut lui faire. Les Visages est une excellente surprise et une vraie révélation. Thriller déviant, inspiré et novateur, voilà un roman qui impose d’emblée Jesse Kellerman comme un auteur à suivre de très près.
Xavier Bruce
Xavier Bruce critique Les Visages de Kellerman chez Sonatine
- Olivier Girard
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Re: Xavier Bruce critique Les Visages de Kellerman chez Sonatine
J'aime les critiques de Xavier Bruce. J'ai jamais été déçu quand j'ai acheté un livre sur son avis. Une fois de plus je vais me laisser tenter (même ma femme à envie de le lire alors...)
"Sauvez un arbre, mangez un castor"
- Olivier Girard
- Modérateur
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- Enregistré le : 15 avril 2009 à 15:38
Re: Xavier Bruce critique Les Visages de Kellerman chez Sonatine
Farfadet a écrit :J'aime les critiques de Xavier Bruce. J'ai jamais été déçu quand j'ai acheté un livre sur son avis. Une fois de plus je vais me laisser tenter (même ma femme à envie de le lire alors...)
Oui, Xavier est un critique remarquable. Le présent papier devait atterrir dans le prochain Bifrost mais faute de place, j’ai été obligé de trancher. J’ai enlevé celle-ci parce qu’elle concerne un livre qui ne se situe pas tout à fait dans la sphère directe des préoccupations critiques de la revue.
Et comme nous avons maintenant la possibilité de basculer sur le Net, le papier n’est finalement pas perdu…
Re: Xavier Bruce critique Les Visages de Kellerman chez Sonatine
Olivier Girard a écrit :J’ai enlevé celle-ci parce qu’elle concerne un livre qui ne se situe pas tout à fait dans la sphère directe des préoccupations critiques de la revue.
C'est justement ce que j'apprécie. La plupart du temps Xavier Bruce critique des livres qui sont inclassables. Ce qui permet de découvrir d'autres horizons. Et c'est toujours agréable de temps à autres d'aller voir ce qui se fait ailleurs.
"Sauvez un arbre, mangez un castor"
Re: Xavier Bruce critique Les Visages de Kellerman chez Sonatine
Bon, super, pas besoin de l'acheter. Merci Farfadet !
Et puis je note le titre pour mon collègue artiste et qui apprécie les thrillers (en plus son nom de famille c'est Keller, ça s'invente pas ^__^).
Et puis je note le titre pour mon collègue artiste et qui apprécie les thrillers (en plus son nom de famille c'est Keller, ça s'invente pas ^__^).
Re: Xavier Bruce critique Les Visages de Kellerman chez Sonatine
Achevé il y a quelques minutes. Il faut grandement remercier Xavier Bruce. Je pense que
sans son papier je n'aurai jamais lu ce livre. Et je serai passé à côté d'un très bon livre.
Je ne me lancerai pas dans une critique détaillée (je n'arriverai pas à la cheville de celle déjà écrite). Un des gros points forts c'est le jeu avec les codes du thriller. Ce n'est pas un genre que j'affectionne particulièrement, mais là on sent un auteur qui maitrise son sujet. Il joue avec ces codes pour mieux entraîner son lecteur dans sa mosaïque narrative. J'ai beaucoup apprécié.
Enfin grosse qualité, quand on a commencé la lecture, il est très dur de lâcher de le livre (pas loin de 250 pages lu aujourd'hui). Et ça, à mon sens, c'est la marque des grands livres.
sans son papier je n'aurai jamais lu ce livre. Et je serai passé à côté d'un très bon livre.
Je ne me lancerai pas dans une critique détaillée (je n'arriverai pas à la cheville de celle déjà écrite). Un des gros points forts c'est le jeu avec les codes du thriller. Ce n'est pas un genre que j'affectionne particulièrement, mais là on sent un auteur qui maitrise son sujet. Il joue avec ces codes pour mieux entraîner son lecteur dans sa mosaïque narrative. J'ai beaucoup apprécié.
Enfin grosse qualité, quand on a commencé la lecture, il est très dur de lâcher de le livre (pas loin de 250 pages lu aujourd'hui). Et ça, à mon sens, c'est la marque des grands livres.
"Sauvez un arbre, mangez un castor"
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