*ubikD a écrit :Sinon, a-t-on des données fiables sur le sujet, autre que le ressenti d'un éditeur, aussi respectable soit-il, se lamentant sur le déclin de la littérature (et de la civilisation) dans le Figaro ? Avant de se lancer dans des croisades tout azimut, ça peut avoir son importance, non ?
Je vais essayer de répondre sérieusement à la question.
Liminaire 1 : je mets de côté la dimension politique citée par Herbefol, non pas parce qu'elle n'est pas intéressante, mais disons que 1/je ne crois pas que ce soit le sujet ouvert par Gallmeister 2/ je ne me sens pas particulièrement pertinent sur le sujet.
Liminaire 2 : je ne me sens pas pertinent non plus pour parler d'un éventuel déclin de la littérature, je vais en rester à ce que je connais...
Je reçois beaucoup de manuscrits étrangers (disons un millier par an) et via Anne Michel, ma patronne et éditrice d'un certain Stephen King, je ne crois pas passer à côté de beaucoup de choses "importantes", ce que les agents appellent leur "highlights". Depuis un bon moment maintenant (ça a commencé, je travaillais encore chez Denoël), il y a une exclusion manifeste des auteurs blancs de 50-60 ans hétérosexuels, je pense que le phénomène est complexe et ne se réduit pas aux méchants éditeurs woke qui ne veulent plus publier de pères de famille boomers. Mais pour moi, c'est manifeste. Le phénomène est nourri par les attentes d'un certains lectorat, qui finissent par primer sur les attentes du vaste et varié lectorat (ce qui est paradoxal). Les agents mettent en avant un certain type d'auteurs, les maisons d'édition mettent en avant un certain type d'auteurs et le combat politique d'une partie du lectorat alimente le phénomène. Je généralise, grossis le trait, et dans les faits c'est bien plus nuancé/complexe que ça. Mais au final la littérature en sort perdante, c'est mon point de vue et je l'assume.
Aujourd'hui deux soumissions sur trois sont présentées ainsi.
"Un formidable roman pour les lecteurs de Emily St John Mandel et Becky Chambers.
[résumé]
[Présentation de l'auteur]
[nom] est née à [ville exotique]. Iel a habité à New York, Varsovie et Papeete. [titre] est son premier roman."
J'ai vu : "D'ascendance ashkenaze par sa mère et chinoise par son père, [nom] enseigne la littérature à l'université de [ville américaine]."
Déjà, dès qu'Emiliy St John Mandel n'est pas citée, je suis plus curieux ; j'ai rien contre Emily St John Mandel, mais visiblement c'est la seule autrice que connaissent les agents dès qu'ils ont par malheur pour eux un truc bizarre à fourguer.
Les habitudes ont la vie dure et ce qui m'intéresse avant tout ce sont les textes, et personnellement je me fous qu'ils aient été écrit par une nonne juive unijambiste (ou un bon père de famille de 55 ans) si ils sont bons. Le problème, c'est que les agents (de mon point de vue) passent leur temps à nous vendre/mettre en avant des chefs d’œuvre qui n'en sont pas. C'est lassant (pour ne pas dire décourageant), ça fait perdre un temps fou et on finit par passer à côté des trucs qui valent vraiment le coup et qui étaient reléguées page 98/102 du catalogue de Francfort.
Bon, il reste d'excellents agents, ce sont plutôt ceux qui ne m'envoient qu'un ou deux livres par an en disant "c'est pour toi" ou c'est déjà arrivé : "l'auteur a vu ta liste et voudrait beaucoup être à ton catalogue".
Je ne refuse pas un excellent livre car l'auteur serait homosexuel, trans, noir, asiatique, en fauteuil roulant ou que sais-je, mais a contrario je ne prends pas un mauvais livre car au magic loto l'autrice/auteur aurait coché trois cases gagnantes, queer, noir et handicapé, par exemple, ce qui en ferait un client bankable.
De ce que je vois de ma position chez Albin Michel, c'est que ces livres ouvertement queer/woke/diversifiés ne se vendent pas plus que les autres et dans nos domaines, plutôt moins à dire vrai (étudiez un dégressif de ventes annuel, vous verrez qui occupe les dix premières places). Ce que je vois surtout, ce sont des livres de plus en plus "fabriqués", jusqu'ici c'était plutôt l'apanage du Young Adult, magnifique usine à navets, mais là l'imaginaire est bien touché, espérant qu'on ne joue pas à la bataille navale.
J'ai beaucoup de mal à acheter des livres depuis deux ou trois ans, je ne crois pas que mes goûts aient (beaucoup) changé ou que mes critères de qualité aient fondamentalement augmenté, juste je glisse de déception en déception, mes auteurs prennent du retard comme Shaun Hamill dont j'attends le nouveau roman depuis plus d'un an. Pareil du côté des francophones où tout le monde (ou presque) a pris beaucoup de retard (effet post-covid ?). Je crois que c'est la première fois de ma vie d'éditeur j'ai 6 ou 7 titres en portefeuille (donc des livres achetés non encore publiés), il m'en faudrait le double pour être un peu serein, mais pour le moment les 6 livres qui me manquent ne sont pas passés entre mes mains, ne sont pas terminés ou ont été achetés par d'autres éditeurs à des prix qui me semble déconnectés des réalités du marché. Pour dix offre que je fais en fantasy, au final je récupère un titre, et souvent de haute-lutte.
Là, il y a encore quelques jours, j'étais résigné à ne pas avoir de titre en février 2024, et puis au final je vais peut-être avoir quelque chose, j'ai eu un coup de cœur, il faut maintenant "contractualiser" la chose.
Personnellement je crois en la véritable diversité, et c'est pour ça que j'accueille dans mon catalogues des auteurs aussi divers que Neal Stephenson, Elly Bangs, Tochi Onyebuchi, Emilie Querbalec, Sam J. Miller, Caitlín R. Kiernan et tant d'autres.
GD